« C'est en voyage que les Espagnols reprennent leur antique originalité, et se dépouillent de toute imitation étrangère; le caractère national reparaît tout entier dans ces convois à travers les montagnes qui ne doivent pas beaucoup différer des caravanes dans le désert. L'âpreté des routes à peine tracées, la sauvagerie grandiose des sites, le costume pittoresque des “arrieros”, les harnais bizarres des mules, des chevaux et des ânes marchant par files, tout cela vous transporte à mille lieux de la civilisation. Le voyage devient alors une chose réelle, une action à laquelle vous participez. Dans une diligence, l'on n'est plus un homme, l'on n'est qu'un objet inerte, un ballot; vous ne différez pas beaucoup de votre malle. On vous jette d'un endroit à un autre, voilà tout. Autant vaut rester chez soi. Ce qui constitue le plaisir du voyageur, c'est l'obstacle, la fatigue, le péril même. Quel agrément peut avoir une excursion où l'on est toujours sûr d'arriver, de trouver des chevaux prêts, un lit moelleux, un excellent souper et toutes les aisances dont on peut jouir chez soi ? Un des grands malheurs de la vie moderne, c'est le manque d'imprévu, l'absence d'aventures. Tout est si bien réglé, si bien engrené, si bien étiqueté, que le hasard n'est plus possible; encore un siècle de perfectionnement, et chacun pourra prévoir, à partir du jour de sa naissance, ce qui lui arrivera jusqu'à sa mort. La volonté humaine sera complètement annihilée. Plus de crimes, plus de vertus, plus de physionomies, plus d'originalités. Il deviendra impossible de distinguer un Russe d'un Espagnol, un Anglais d'un Chinois, un Français d'un Américain. L'on ne pourra plus même se reconnaître entre soi, car tout le monde sera pareil. Alors un immense ennui s'emparera de l'univers, et le suicide décimera la population du globe, car le principal mobile de la vie sera éteint : la curiosité. »
Théophile Gautier, Voyage en Espagne.
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