mercredi 14 octobre 2009

Un métier d'avenir


Le Ministère de la Vérité contemporain abonde en archives déclassifiées prétendant attester opportunément comment certaines figures, incarnant la cause de la liberté, étaient en réalité le contraire de ce qu'elles prétendaient être. C'est ainsi qu'une campagne médiatique avait cru pouvoir établir il y a quelques années que George Orwell était en réalité un délateur. Cette publicité négative s'accompagne généralement d'un pudique silence sur les vices cachés et attestés de quelques gloires littéraires bien établies, et dont toute l'existence aura été orientée vers un but de conservation sociale. Un Nouveau Dictionnaire des auteurs peut par exemple, sous la plume de Michel Mourre, consacrer une notice sur Alfred de Vigny, où il nous est conté que, suite à ses échecs politiques, l'auteur de Servitude et grandeur militaires s'est « enfermé dans sa “tour d'ivoire”, tenant à l'“honneur de souffrir en silence” ». Dans un élan hagiographique, Mourre ajoute que Vigny « avait aussi trop de dignité » « pour plaire immédiatement à la foule ». L'universitaire dissimule pieusement la découverte fondamentale faite par l'écrivain Henri Guillemin d'un stock de manuscrits inédits de Vigny, publiés en 1955 dans M. de Vigny homme d'ordre et poète. En fait de détachement silencieux et de « dignité », nous y lisons l'autoportrait d'un homme avide à consigner des notes sur les mauvais esprits de son Angoumois, sollicitant avec insistance des rendez-vous avec le Ministre de l'Intérieur et dénonçant avec civisme des conspirateurs réels ou supposés. Un extrait exemplaire de cette prose figure ci-dessous. Vigny s'y montre comme un précurseur méconnu d'une sorte de professionnel appelé à connaître la fortune que l'on sait dans le maccarthysme, le stalinisme ou dans la collaboration : la fusion de l'écrivain, du policier et du citoyen en un seul personnage.



« J'ai pensé et senti que si quelque assassinat était tenté, n'eût-il pas réussi, j'aurais de mortels remords d'avoir gardé le silence.


Quand il ne reste que peu de monde, j'aborde le général Espinasse et le prends à part dans la grande salle, près de la cheminée.


― Êtes-vous sûr de vos Cent Gardes ?


― Permettez, je vous prie, que je vous demande si vous avez quelque raison de me parler ainsi.


― Oui, et une raison très grave.


Je lui raconte le fait en peu de mots et trait pour trait, ainsi que je l'ai écrit ici. Il m'en paraît agité et aussi pénétré d'horreur que moi-même. Je lui dis que je lui ferai entendre mon domestique.




Lundi matin 27.


A neuf heures du matin, le capitaine des Cent Gardes et un de leurs officiers entrent chez moi. On les introduit.


― Je sais, dis-je, messieurs, ce qui vous amène. J'ai considéré comme un devoir d'avertir le général, qui vous envoie sans doute. Ne négligez rien, M. le Capitaine. Il me paraît certain que les sociétés secrètes cherchent à gagner vos hommes. (...)


Je fais venir mon domestique. Il répète avec assurance ce qu'il a dit.


Il descend à l'inspection des Cent Gardes, n'y reconnaît pas l'homme qu'il a vu, en passant près des rangs avec le Capitaine. Mais, au château, il le voit en faction. Il fait signe au capitaine, qui demande à l'homme où il était samedi soir. L'homme raconte qu'à onze heures il est revenu, avec deux de ses compagnons, d'un café de la ville. Il se trahit à moitié.


Mon domestique me raconte cela. Dans la grande salle où je descends, le capitaine vient à moi et me dit :


― Nous le tenons !


― Je le sais, Monsieur, dis-je ; mais, à présent, n'épargnez rien ; voyez le préfet de police ; qu'on entoure vos hommes de filles, s'il le faut, et qu'on prodigue le vin pour les faire parler et savoir à quel fil aboutit cette découverte.


― Je n'y manquerai pas, dit-il.


Je le quitte pour parler de bagatelles à tout le monde. On monte en voiture, et je pars pour Paris sans rien dire à personne. »


(Henri Guillemin, M. de Vigny homme d'ordre et poète)


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