mardi 13 octobre 2009

Contre « l'esprit de gramophone » (Orwell)





Tandis que les révolutions de palais universitaires se succèdent, d'un putsch conceptuel à l'autre, envoyant à la trappe les générations successives d'Ubus philosophes au rythme des saisons éditoriales, la science historique, telle qu'elle a pu s'énoncer au sein de la civilisation arabe au cours de notre XIVe siècle, a jeté les bases d'une compréhension des sociétés plus durable. À l'heure où presque toute l'information existante est polluée par le spectacle, les faits en viennent partout à présenter une « fausse apparence », cachant « une vérité toute autre », sur des thèmes aussi variés que le terrorisme, la maladie et le racisme ou encore la démocratie, le travail et le progrès. Cette extension continue du mensonge est favorisée par deux catégories de gens : les « transmetteurs » eux-mêmes ( journalistes, experts, pseudo-critiques) et leurs dupes, spectateurs enthousiastes ou critiques. Les ressorts qui animent les uns et les autres sur ce théâtre de guignol sont démontés de façon éclairante par Ibn Khaldûn. Dans cette ère de la falsification généralisée, le texte ci-dessous nous apparaît comme une injonction à résister à « l'esprit de gramophone » et un discours de la méthode interprétative.

« Il est dans la nature de l'information de se prêter au mensonge, et cela pour plusieurs raisons.
D'abord, le fait de prendre parti pour une opinion ou une doctrine. Lorsque l'âme observe la neutralité à l'égard d'une information, elle l'examine avec toute l'attention nécessaire, afin d'y discerner le vrai du faux. Si, au contraire, elle est nourrie d'un préjugé en faveur de telle opinion ou de telle croyance, elle accepte d'emblée tout ce qui va dans son sens, et son inclination et sa partialité, agissant comme un voile sur son oeil intérieur, l'empêchent de procéder à un examen critique. C'est ainsi qu'elle est amenée à accepter les récits mensongers et à les transmettre.
Il y a aussi, parmi les raisons qui conduisent au mensonge, la confiance placée dans les transmetteurs. On doit recourir dans ce cas à l'examen de la probité de ces derniers, selon la méthode de la critique des transmetteurs.
Il y a également parmi ces raisons l'inattention à la véritable signification des faits. Beaucoup de transmetteurs, ignorant la signification de ce qu'ils ont vu ou entendu, rapportent l'information d'après leur croyance et leurs conjectures, et produisent ainsi des mensonges.
Il y a aussi l'illusion d'être dans le vrai, fréquente chez bien des gens. Elle tient le plus souvent à la confiance qu'on place dans les transmetteurs.
Il y a l'inaptitude à décrire les faits de façon adéquate, à cause de l'ambiguïté ou de la fausse apparence qu'ils présentent. L'informateur les décrit comme il les voit, alors qu'ils cachent une vérité toute autre.
Il y a la recherche des faveurs des grands et des gens haut placés : on chante leurs louanges, on les flatte, on les dépeint sous un jour avantageux et on répand ainsi leur renom. On produit de la sorte des informations qui s'écartent de la vérité. L'âme humaine à soif de louanges, et les gens sont attirés par les succès mondains et les moyens d'y parvenir, tels que le rang ou la richesse. Le plus souvent, ils sont peu portés à la vertu et ne s'intéressent guère à ceux qui la pratiquent.
Il y a enfin une dernière raison, qui passe avant toutes celles qui viennent d'être mentionnées l'ignorance de la nature des conditions qui caractérisent la civilisation. Toute chose qui vient à l'existence, essence ou acte, a nécessairement une nature qui la caractérise dans son essence et dans tous les états qui l'affectent. Si celui qui recueille une information connaît la nature des choses existantes, les états qui les affectent, et les circonstances où ceux-ci se produisent, cette connaissance l'aide, lorsqu'il examine des informations, à distinguer le vrai du faux. C'est là la méthode d'examen la plus efficace dont il puisse disposer. »
(Ibn Khaldûn, Les Prolégomènes)





2 commentaires:

  1. Bonjour Jules Bonnot de la bande.

    J'ai cherché a en connaître un peu plus sur Ibn Khaldûn.
    Du "Savoir", il dit:
    "En réalité,le seul moyen naturel d'atteindre la vérité est la disposition naturelle de penser, lorsqu'elle est débarassée de toutes les fausses idées et quand celui qui pense place sa confiance dans la miséricorde divine. La logique n'est rien d'autre qu'une description de l'action de penser et dans la plupart des cas la suit".

    - Je trouve que "disposition naturelle de penser" c'est limite eugéniste.
    - Palcer ma confiance dans une quelqoncque "miséricorde" me paraît hasardeux, mais que dire, si en plus, celle-çi est "divine"...

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  2. À vous lire, on peut en effet se demander si la « disposition de penser » est « naturelle » chez tous les hommes. De surcroît, taxer Khaldûn d’eugénisme est parfaitement anachronique (l’eugénisme est une pseudo-science forgée par Galton à la fin du dix-neuvième siècle). Si j’avais relevé les mérites de Platon, vous auriez pu tout aussi bien écrire qu’il était, au hasard, « limite nazi ».
    Vous faites sans doute partie de ces modernes qui, lisant Gracian, retiendraient seulement avec indignation qu’il était jésuite et prédicateur.

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