lundi 22 juin 2009

Sollers la ramène







Pour que « l’extravagante récupération étatique » de l’héritage de Guy Debord ait vraiment quelque chose de shakespearien, il n’y a pas manqué le personnage du bouffon : Philippe Sollers. Le Tapie des Lettres françaises, convive du dîner, a tenu un petit discours où il a confié magnanime : « J’avais une grande admiration pour Debord, même s’il m’a critiqué. » Sollers, d’ordinaire si prompt à organiser sa propre réclame, a, pour une fois, fait montre d’une discrétion excessive sur son propre compte. Afin de rendre la honte plus honteuse en la livrant à la publicité, rappelons ce que recouvre l’euphémisme « il m’a critiqué ». Dans “Cette mauvaise réputation...”, Guy Debord avait prononcé un jugement laconique mais sans appel sur le futur lauréat du premier prix de la BNF : « ce n’est qu’insignifiant, puisque signé Philippe Sollers. » La publication posthume de la Correspondance de Guy Debord (présentée par Alice Debord) abonde en jugements cruellement concrets sur Sollers. Nous en livrons ici un florilège instructif :


« Moi non plus, je n’aime pas Sollers, sans le connaître, heureusement. » (Lettre à René Basse, 31 octobre 1989)
« Merci de me signaler les sottises de Sollers. Et la tâche est lourde ! » (Lettre à Daniel Valance, 19 décembre 1989)
« Ce pauvre bouffon de Sollers » (lettre à Jean-Jacques Pauvert, 14 novembre 1991)
« Je n’avais même rien répondu, évidemment, aux avances de ces burlesques Mauriès, Sollers, etc. » (ibid.)
A propos de Gallimard : « Vous pourriez conclure en lui disant que j’ai été choqué d’apprendre qu’un éditeur pouvait être “si bête et malheureux” qu’il se laisse conter que je pouvais avoir fréquenté un Sollers (et pourquoi pas Mao, Castro, Gorbatchev ?) » (ibid.)
« Pendant qu’Alice tape cette lettre, j’entends un banal débat de France-Culture, avec Sollers et d’autres du même genre. On y déplorait que les grandes valeurs de l’écriture soient tous des morts : une longue liste le prouve en effet. Quelqu’un riposte savamment : “Debord” ; Sollers dit “Debord” ; un troisième le dit aussi. (…) je vous avoue que je trouve quelque chose d’un peu fatigant à être devenu si vite un classique… » (ibid.)
« Sollers ne peut faire le moindre doute pour personne, et pour moi, moins, soyez-en sûre, que personne. Il paraît clair, en lisant sa risible Fête à Venise, qu’il veut y insinuer qu’il a participé jadis à la Conférence de Venise ; qu’il a figuré de sa personne au nombre des mythiques “situs clandestins”. Et en plus j’ai su, par Jean-Jacques, que l’animal avait prétendu, auprès d’Antoine Gallimard, qu’il me connaissait personnellement. Il vient de redoubler de cynique audace en me livrant un stock de lauriers dans L’Humanité.
Chaque fois qu’il plaît à un agent du spectacle – ou bien qu’il reçoit l’ordre – de parler élogieusement de moi, il y a quelques malveillants robots qui vont en conclure qu’il faut donc qu’il y ait quelques connivences entre ce noble critique et moi ; tant l’époque a rendu les gens stupides, et les manipulations faciles : et c’est même dans ce seul but qu’un Sollers s’y emploie. (…) même si j’étais un artiste, il est sûr que je ne considérerais pas Sollers comme un autre artiste, qui serait, par exemple, trop mondain.
(…) Il n’est plus possible de considérer Sollers, comme, disons Cocteau. Le problème n’est pas qu’il a encore de moindres talents que Cocteau, car c’est dans un monde tellement dégradé que Cocteau même passerait à bon droit pour un très profond talent. Ce qui compte, c’est ce que Sollers fait un autre métier. On le comparerait avec plus de pertinence à Bernard Tapie. Il serait fort injuste de reprocher à Tapie d’être un homme riche, et aussi injuste de lui reprocher de ne pas être un homme riche : c’est un escroc dont les affaires sont de la cavalerie médiatique, comme l’essentiel de celles de son temps (…) Je crains que vous n’ayez peiné Jean-Jacques en vous alarmant à ce point de sa phrase sur Sollers. A mon avis, Sollers étant si universellement connu pour ce qu’il est, la cinglante ironie de la phrase ne fera pas de doute. » (Lettre à Annie Le Brun, 5 décembre 1992).
« Sollers laisse dire partout, et même sans rectifier quand il est présent, qu’il est mon éditeur ! (…) Je suppose que vous avez vu le dernier bulletin avec de nouvelles imprudences [de la part de Philippe Sollers qui se servait (dans le bulletin Gallimard de janvier 1993) de citations extraites des Commentaires sur la société du spectacle, à propos du “secret”, pour annoncer la sortie de son livre Le Secret]. » (Lettre à Jean-Jacques Pauvert, 8 février 1993).
« Merci également pour l’envoi du plus récent excès de Sollers dans le Bulletin, que j’avais déjà vu. Tout cela ne va certainement pas rester impuni. » (Lettre à Michel Bounan, 1er mars 1993).
A propos des charmes de Venise : « On vous en montrera de peu connus, si seulement vous promettez de n’en rien dire à Sollers ; qui ne saura pas plus les trouver que le reste des beautés du temps. » (Lettre à Jean-Jacques Pauvert, 30 mars 1993).
« De Sollers, je dis seulement que je ne souhaite plus en parler davantage, et que toutes ces fâcheuses tentatives de mélange n’auront même pas été utiles pour lui, comme il avait semblé le supputer. » (Lettre à Jean-Jacques Pauvert, 27 mai 1993).

jeudi 18 juin 2009

De l'extravagance à l'extase

Dans Tout le monde veut Debord à son bord, Céline, peut-être en proie à quelque innocente danse de saint-Guy, donne le champ libre à son inconscient : une « extravagante récupération étatique » devient une « extravagante récupération extatique ». Emportée par sa griserie, elle s’emballe et veut croire que nous lui avions promis de faire un peu de chahut au cours de ce dîner en ville. Nous avions plus sobrement exprimé le souhait que quelques « invités de Guy Debord » viennent troubler ces riches heures de la récupération.
D’autre part, contrairement à ce qu’affirme Céline (« Le très radical site du Jura Libertaire s’insurge et dénonce »), nous en profitons pour préciser que nous sommes les seuls auteurs de la notule A propos d'une extravagante récupération étatique, bien que nous appréciions la façon dont le Jura Libertaire l'a reproduite, en l’accompagnant en particulier d’une opportune « Tranche de Lautréamont ». Nous ne participons pas davantage à ce site, pleinement indépendant du nôtre.

mardi 16 juin 2009

« Il s'agit peut-être aussi de savoir si le terme de compromission a encore un sens et ce qu'il y aurait à gagner à s'en débarrasser (combien?). »


Alice Debord attend peut-être quelque indulgence pour ses nombreuses indélicatesses d'arrière-boutique et de tiroir-caisse, du fait qu'elle aurait été associée à l'édition de Guy Debord. Mais, comme l’écrivait l'auteur de La Société du spectacle à propos d’un autre récupérateur, « ceci ne donne pas des “droits”, mais plutôt des “devoirs”. Si l'on s'est mêlé, même de loin, à ces choses, toute prostitution ultérieure n'appelle pas l'indulgence mais au contraire la sévérité. De plus, nous ne sommes plus en 1920, ni même en 1957, mais au temps de la mode relative de ces questions, qui doit donc entraîner plus d'exigences, et plus de défense contre les nouvelles formes de pratiques de “censure” de leur sens réel, pratiques plus subtiles (?) - ce que certains appellent "récupération". » (Lettre à Jaap Kloosterman du 19 février 1976)

dimanche 14 juin 2009

A propos d'une extravagante récupération étatique




Dans un article paru dans Le Monde du 14 juin 2009, Alain Beuve-Méry ne peut dissimuler sa satisfaction d’assister enfin à la réconciliation du spectacle et de sa négation grâce à un étrange trésor de guerre dont divers protagonistes, privés et publics, se partagent la dépouille.

Deux cents personnes dînent ensemble pour garder en France l'oeuvre de Debord

Le compte à rebours est enclenché. Et le temps file vite. Depuis le 29 janvier, date à laquelle la ministre de la culture, Christine Albanel, a classé "trésor national" les archives de Guy Debord (1931-1994), le chef de file du mouvement situationniste, l'Etat dispose de trente mois pour rassembler l'argent nécessaire afin d'acquérir ce fonds inventorié par le libraire parisien Benoît Forgeot.
Outre le manuscrit autographe de La Société du spectacle (paru en 1967, disponible en "Folio"), ce fonds comprend une collection de notes de lectures, deux cahiers dans lesquels Guy Debord a inscrit ses rêves, tout ce qui concerne le Jeu de la guerre, avec un des cinq exemplaires de l'ouvrage qui a été pilonné, le manuscrit de son dernier projet de livre, toutes ses notes concernant le cinéma, de gros dossiers concernant l'édition, et l'ensemble de sa correspondance.
Passé le délai de deux ans et demi, ce fonds, dont l'intégrité a été préservée par Alice Debord, veuve de l'écrivain et détentrice des droits moraux sur l'oeuvre, pourrait migrer outre-Atlantique et être acquis par des universités américaines, très friandes de ce type de documents, comme celle de Yale, qui est déjà sur les rangs.
La valeur de ces archives est difficile à évaluer, mais elle dépasse plusieurs centaines de milliers d'euros. Afin de réunir une partie de la somme, Bruno Racine, président de la Bibliothèque nationale de France (BNF) a décidé de faire appel à des mécènes en les réunissant autour d'un dîner de prestige. Ce dîner de gala aura lieu le lundi 15 juin, sur le site François-Mitterrand, dans le prestigieux hall des Globes. Cette façon de lever des fonds est directement inspirée par les méthodes des fondations et musées américains, qui sollicitent ainsi de richissimes donateurs.
" Nous réunissons une fois par an tous nos grands mécènes dans un cadre prestigieux", explique le président de la BNF. En 2008, l'argent récolté (autour de 200 000 euros) avait permis à la Bibliothèque d'acquérir une pièce unique de l'artiste allemand Anselm Kieffer, un hommage au poète Paul Celan, ainsi qu'un lot de lettres de Marcel Proust.
DEUX CENTS COUVERTS
Cette année, la crise promet de se faire un peu sentir, mais près de deux cents couverts payants sont déjà réservés (soit un peu plus que l'an passé) pour le dîner organisé par M. Racine et le banquier Jean-Claude Meyer, président du Cercle de la BNF. Cristaux, porcelaines, bordeaux classés et mets subtils sont au menu.
Le montant du couvert est fixé à 500 euros, mais les dons sont laissés à la discrétion des entreprises ou des personnes. "Il y a un plancher, mais pas de plafond", précise M. Racine. Certaines entreprises ou fondations comme Total, Veolia ou Roederer (qui offre le champagne) ont réservé une ou plusieurs tables de douze couverts.
Parmi les convives qui ont aussi pris leur rond de serviette figurent Sotheby's, les galeries d'art Ropac, Templon, la famille Boissonnat, via la Fondation Clarence. Pour les entreprises qui font des bénéfices, l'opération est intéressante, car les dons sont fiscalement déductibles à hauteur de 90 % ; pour les particuliers, le seuil est fixé à 60 %.
Le conseil d'administration du Cercle de la BNF comprend aussi de généreux donateurs, dont les plus réguliers sont Nahed Ojjeh, la veuve du richissime marchand d'armes Akram Ojjeh, le cofondateur de la maison de couture Saint Laurent, Pierre Bergé, mais aussi le patron du Groupe Rivaud, Edouard de Ribes, le collectionneur Pierre Leroy, cogérant du groupe Lagardère - tous sont du dîner. Cette année, le Cercle a aussi créé un prix de la BNF, doté de 10 000 euros pour soutenir la recherche contemporaine qui sera remis le même soir.
Au nombre des invités seront présents la ministre de la culture, Christine Albanel, qui peut autoriser le fonds du patrimoine à contribuer à l'achat, mais aussi la veuve de l'écrivain, qui a accepté que le manuscrit de La Société du spectacle soit exposé aux yeux des donateurs potentiels, pendant le dîner. D'autres oeuvres patrimoniales récemment acquises seront aussi présentées, comme L'Histoire de la belle Mélusine, de Jean d'Arras, de 1479, ou le manuscrit de L'Ecume des jours, de Boris Vian.
Les généreux donateurs mordront-ils à l'hameçon ? Réponse le 15 juin au soir. Mais déjà ce dîner a un avant-goût délicieux. C'est peu dire qu'entre ces mécènes et la pensée anticapitaliste et anticonsumériste de Guy Debord, il y a un fossé culturel. Bruno Racine doit bien aller chercher l'argent où il est. Et il rappelle : "La BNF ne va pas acquérir uniquement les fonds d'auteurs qui défendent l'ordre établi."

Alain Beuve-Méry

Cette initiative patrimoniale n’est pas sans faire songer à une lettre de Guy Debord à Annie Lebrun où il dénonçait « l’extravagante récupération étatique » de la « Tranche de Lautréamont », vendue par la Loterie nationale en 1986. Il formulait alors le souhait que les « grandes satisfactions » affichées par les promoteurs de cette opération, résumant « à merveille l’esprit du temps », soient « encore troublées », du moins le croyait-il et l’espérait-il, « par les “invités du comte de Lautréamont” ». C’était là une allusion au saccage par les surréalistes du Maldoror, boîte de nuit ouverte le 1er janvier 1930 à Paris.
Toute l’affaire est décrite par le menu dans Révolutionnaires sans révolution d’André Thirion : « Breton ne cachait pas son indignation (…) J’appris en même temps que l’existence de la boîte sacrilège la décision prise d’aller y faire un scandale. Je demandai que l’opération fût quelque peu organisée, il fallait d’abord reconnaître les lieux, établir au besoin un plan d’attaque. Sadoul et moi nous fûmes dépêchés boulevard Edgar-Quinet, nous partîmes aussitôt. Nous entrâmes sans difficulté. (…) La boîte avait été retenue pour la nuit par une princesse Cantacuzène qui y donnait un souper sur invitations. Nous en rendîmes compte chez Breton, on alerta tous les surréalistes qu’on put toucher et l’assaut fut fixé à 11 heures.
Nous bousculâmes le portier qui demandait nos invitations. Char entra le premier, prit le chasseur à bras-le-corps, le souleva et le précipita dans le paravent qui masquait la porte d’entrée. Le paravent s’écroula, des vitres furent brisées et nous nous retrouvâmes à quatre devant les soupeurs : Char, Breton, Noll et moi (…) Le souper par petites tables était déjà servi, les convives étaient assis, les verres étaient pleins de champagne. Toutes les femmes étaient en robe du soir. “Nous sommes les invités du comte de Lautréamont”, cria Breton avec la rage et la solennité qui donnèrent à cette entreprise la gravité qui convenait. (…) Breton et moi tirâmes violemment sur les nappes des tables, jetant à terre les assiettes, les verres, les bouteilles et les seaux de champagne, renversant ensuite les tables et les chaises. Devant cette détermination, les invités de la princesse prirent peur et s’enfuirent en criant vers le fond de la salle ».
La parenté est frappante entre le souper mondain donné au Maldoror et ce dîner de gala, dans un lieu portant le nom de François Mitterrand, que Debord détestait tout particulièrement. Ce souper sur invitations réunira autour de la princesse Alice Debord au pays des merveilles spectaculaires et marchandes, quelques marchands de canons, quelques trafiquants d'art (à moins que ce ne soit le contraire), et la représentante d’un gouvernement dont le chef a pour programme explicite la liquidation de mai 68. De l'aveu même de Guy Debord, l’esprit de mai, dans ce qu’il eut de véritablement révolutionnaire, ne se distinguait pas de celui qui l'animait. Les grandes espérances à l’origine de cette extravagante récupération étatique se verront troublées, nous le croyons et nous l’espérons, par les « invités de Guy Debord ».